Écrit par : Carol Allain
Vous êtes né(e) entre 1980 et 2010? Alors sachez, si ce n’est pas déjà le cas, que vous êtes issu(e) soit de la génération Y, soit de la génération Z. À chaque époque son étiquette! La prochaine génération sera celle des Alphas, autrement dit les enfants d’aujourd’hui, nés entre 2010 et 2025. Quel avenir pour eux, quels changements attendus, quelle évolution globale? Un petit tour de la question dans cet article.
À peine née, cette génération a déjà un nom, donné par Mark McCrindle, chercheur australien en sciences sociales. La génération Beta, qui naîtra de 2025 à 2039, sera la suivante. Les étiquettes se poursuivent.
Chaque semaine, plus de 2,8 millions d’Alphas naissent dans le monde. Une personne sur sept fait partie de la génération Alpha. D’ici 2025, ils seront plus de 2,2 milliards. L’une des notions clés dont il faut prendre toute la mesure, c’est l’impressionnante diversité de cette génération. Les données démographiques indiquent, par exemple, que les États-Unis se diversifient de plus en plus d’un point de vue ethnique.
Selon l’étude de McCann Worldgroup Canada (2018), cette nouvelle génération qui s’est amorcée en 2011 est issue à 63 % de parents Y (1980-1995). Les plus âgés des Alphas ont 10 ans et les plus jeunes ne sont pas encore nés.
Pour l’instant, on peut simplement esquisser un bref portrait et émettre certaines hypothèses. Comme les Z, ils sont issus de l’ère numérique. Ces enfants, échographiés en 3D avant leur naissance, ouvrent aujourd’hui les yeux dans un univers hautement technologique. Autour d’eux se trouvent partout des écrans, des tablettes, des ordinateurs, des lunettes de réalité virtuelle, des jeux vidéo dans lesquels ils plongent avec bonheur, souvent même avant d’apprendre à parler.
Omniprésent, l’écran a désormais supplanté le clavier chez les Alphas, aussi appelés pour cette raison « génération verre ». Au Québec, on s’inquiète de la place grandissante des écrans et de l’incidence psychologique de la vie numérique. Dans un article paru dans La Presse (25 octobre 2019), la présidente de l’Association des médecins psychiatres du Québec, la Dre Karine Igartua, instigatrice du mouvement Alphas connectés, lançait ce cri d’alarme : « Le temps d’écran gruge entre autres des heures de sommeil, diminue la propension des jeunes à faire de l’activité physique et réduit leurs interactions sociales, autant de facteurs qui augmentent les risques de souffrir de troubles mentaux. » Au Québec, le tiers des jeunes fait face à un niveau élevé de détresse psychologique. Les troubles mentaux ne font qu'augmenter et les troubles anxieux ont doublé en six ans.
Le petit Alpha grandit au sein d’un monde en transformation accélérée. Famille traditionnelle, monoparentale, homoparentale, transgenre, recomposée, tous les modèles sont possibles. Avec lui, la fin des genres deviendra peut-être une réalité. L’Alpha, via ses parents, vit souvent de l’instabilité sur différents plans (logement, emploi, finances), ce qui devrait lui donner une grande capacité d’adaptation.
Cette génération sera la plus instruite, la plus connectée et, globalement, aura des moyens financiers supérieurs aux générations précédentes. Plus encore que les Z, les Alphas « googleront » et s’auto-initieront à une foule de choses dès leur plus jeune âge. Sans jamais se déplacer et depuis la maison, ils ont déjà accès à une somme incroyable de connaissances à travers leur écran, un objet devenu un véritable outil pédagogique. Il y a fort à parier que cette génération sera tout aussi ludique, intuitive et créative que la génération Z, dont elle renforcera les acquis sur le plan technologique. Les parents seront donc invités à les accompagner financièrement dès leur jeune âge afin de sécuriser leur avenir académique.
Cet accès précoce aux connaissances changera leur rapport au savoir, qui sera sans doute plus utilitaire et opportuniste, soutient le sociologue Rémy Oudghiri dans Ces adultes qui ne grandiront jamais : petite sociologie des grands enfants (Arkhé, 2017). Plus pragmatiques encore que les Z, les Alphas seront en quête de solutions pour répondre à des problèmes spécifiques, comme la pollution et le déclin de la biodiversité sur la planète. Plus autonomes encore dans leur apprentissage que les générations précédentes, ils souhaiteront créer leur propre modèle pédagogique en dehors de l’école traditionnelle. Dan Schawbel, un expert générationnel américain, croit même que dès l’âge de 10 ans, certains auront déjà créé leur propre entreprise, à l’image des Z.
À partir de ces premières observations, on sait déjà que plus rien ne sera comme avant pour cette génération en devenir, ce qui soulève d’importantes questions :
Sur le plan humain, on peut d’abord s’interroger sur le rôle parental et de l’orientation qu’il prendra. Sera-t-il question d’un « moi je » plus individuel, plus personnel — « moi je veux, moi je prends » — ou alors serons-nous témoins d’une éducation parentale axée sur l’autre, prendre soin de l’autre — « moi je donne, moi je partage »? J’ai déjà évoqué dans mes livres précédents et mes conférences, combien il est important pour la structuration d’une personnalité de développer le savoir et le savoir-faire et, par la même occasion, les mots pour le dire, la politesse des manières.
Les parents de la génération Alpha devront rompre ou décrocher de leur identité consumériste. Ce « moi d’abord » acclamé par les générations Y et Z, semble prendre la forme d’un revers face aux projets collectifs, à la méfiance occasionnée par le progrès et la nécessité d’accepter des contraintes et des limites.
Dans une telle situation, il sera impératif que les nouveaux parents offrent la possibilité d’un retour — ne serait-ce que partiel — à des valeurs dites du passé (engagement, loyauté, sacrifice, devoir). Un nouvel équilibre entre les valeurs verticales (appartenance, devoir, engagement, loyauté) et les valeurs horizontales (égalitarisme, autonomie, réseaux, collaboration) apparaît essentiel.
Il serait souhaitable que cette nouvelle jeunesse puisse aussi s’exprimer sous des formes variées — orale, musicale, écrite ou manuelle — sans toujours recourir à la technologie. Apprendre lentement, mais sûrement, en utilisant un stylo, des feuilles de papier, des pinceaux, un instrument de musique. Faire du sport, ou tout simplement bouger. Abandonner l’écran. Se déconnecter. La capacité de prendre de la distance par rapport à l’immédiateté, privilège de la lente maturation, est nécessaire.
La génération Alpha devra combattre ou subir un néo-libéralisme axé sur un seul but : améliorer sa compétitivité. Dans un tel contexte, l’individu cesse d’être orienté vers le bien collectif. On lui enjoint de devenir responsable de lui-même, de prendre soin de lui, mais pas des autres. Alors, on dira que le néolibéralisme nous promet la liberté. L’individu devient à ses propres yeux un simple capital humain à gérer avec le plus d’habileté possible.
Enfin, les Alphas devront se pencher sérieusement sur la question de la survie de la planète, un combat qu’a entrepris la génération Z et qu’ils devront poursuivre. Ils devront trouver des solutions au changement climatique, au déclin de la biodiversité, en modifiant leurs propres habitudes et comportements tout en faisant pression sur les gouvernements, afin qu’ils mettent en place des lois environnementales plus contraignantes encore.
Cette urgence, les Alphas la ressentiront également envers les machines intelligentes, que l’on développe à une vitesse exponentielle et qui défient déjà l’intelligence humaine. Pour lutter contre la concurrence des robots, la génération Alpha aura à renoncer aux discours alarmistes et à réguler de manière préventive l’intelligence artificielle. Elle devra aussi imaginer les mots, imaginer les moyens de protéger les données personnelles ainsi collectées et revoir les lois en vigueur. Mais, par-dessus tout, elle sera appelée à redéfinir et à réinventer le rôle même de l’être humain. La Covid-19 représente, à elle seule, une catastrophe mondiale qui nécessite de revoir ses manières de faire et d’être individuellement et collectivement. Une mission de bienveillance que devront poursuivre les générations subséquentes…
En attendant, permettons au petit Alpha de vivre son âge, d’exercer son imagination, de découvrir ses ambiguïtés, de faire des erreurs. Parlons-lui au lieu de le texter. Réservons des périodes bien définies à l’usage de la tablette numérique et du téléphone intelligent. Tendons-lui un livre et des jouets bien réels à la place. Et surtout, laissons-le s’ennuyer de temps en temps seul dans son coin. Ne faisons pas de nos enfants des adultes avant l’âge. Le génie est là : dans l’espace laissé au rêve, à l’insouciance, à l’innocence, dans l’éclosion des questions qu’il suscite.